L'exposition personnelle de l'artiste française Mireille Blanc, Far from Pictures, qui propose de nous emmener "loin des images", se poursuit à THE PILL. Nous nous sommes entretenus avec Mireille Blanc à propos de cette exposition, qui nous fait témoigner de moments ordinaires de la vie quotidienne en y ajoutant de nouvelles représentations
Entretien: Merve Akar Akgün
Mireille Blanc, Photo: Andres Donadio
Vous êtes reconnue pour votre technique particulière dans lequel vous utilisez des photos trouvées comme point de départ que vous réinterprétez avec des coups de pinceau délicats et une palette de couleurs subtile. Votre travail crée un effet de flou et de fragmentation tout en apportant une dimension onirique et introspective à des scènes quotidiennes. Qu’est-ce qui vous fascine dans la vie de tous les jours ? Comment votre pratique a atterri ce point?
Je m'intéresse à l'aspect énigmatique des choses; comment le familier, le quotidien, voire le banal, peut soudain devenir étrange. Il est question dans ma peinture de la manière dont les choses apparaissent. C'est ce qui me fascine dans la vie de tous les jours, comment, soudain, le réel se dérobe et nous apparaît différent, comme « invu ». C'est le phénomène de la réduction (en phénoménologie) – qui m'a passionnée lorsque j'étais étudiante aux Beaux-arts : quand les choses perdent leur substance et en acquièrent une nouvelle. Ce qui nous entoure peut alors être un sujet inépuisable pour un peintre ! J'ai toujours travaillé d'après des photographies. Et le quotidien, et une forme de banalité, donc de vérité, a toujours fait partie de mes préoccupations...
Vous explorez des thèmes de mémoire, de perception et de réalité en travaillant à partir de photographies floues ou endommagées. Quel lien établissez-vous avec le passé?
Il y a dans mon travail une mémoire immédiate, en lien avec les choses que je photographie au quotidien. Mais il y a aussi un lien fort au passé, une mémoire plus lointaine, quand je retravaille d'après des photographies anciennes, qui ont des dizaines d'années, dans lesquelles j'extirpe des détails, des fragments. Le rapport au passé se fait aussi formellement par une désaturation, les couleurs tendant vers le gris, le blanc, où les choses sont parfois en proie à la disparition (quand le flash par exemple vient ronger la photographie). Je dirais que c'est plus une sorte de passé commun que je recherche plutôt que quelque chose de personnel – et ainsi chaque regardeur peut y retrouver des sujets familiers, des objets de mémoire...
Mireille Blanc, Dog, 2022, 43 x 33 cm
Dans votre exposition Far From the Pictures, vous présentez des peintures qui reproduisent non pas les sujets des photographies mais les photographies elles-mêmes avec leurs imperfections. Pouvez-vous nous expliquer comment ce choix artistique enrichit votre exploration des thèmes de la mémoire et de la sensation?
J'aime créer une tension dans ce qui se donne à voir : je tiens à ce qu'il y ait une retenue des images, que tout ne se livre pas immédiatement. Pour moi c'est un des enjeux de la peinture : le temps de la montée à la vue. Ce temps spécifique à la peinture elle-même...
Mon travail vient de la rencontre avec un objet ou une photographie déjà existante. Je photographie alors cet objet, ou cette photo (je précise que les photos trouvées sont issues d'albums de famille, personnels ou non – je ne recherche jamais d'images sur internet, je ne saurai pas QUOI chercher). Je procède ensuite par mises à distances successives. Je recadre, j'extirpe des détails, brouille, triture mon image. J'épuise mon sujet, je fais en sorte qu'il ne soit plus évident. Je pousse ce sentiment d'étrangeté que j'ai eu initialement.
Je peins d'après ces documents en rendant visibles tous ces filtres. C'est le statut de l'image qui m'intéresse ; il s’agit de peindre la reproduction d'une image, le document lui-même, scotché au mur de l'atelier, la photographie retravaillée, avec une pâte épaisse, dense. Toutes les marques sont donc rendues visibles : scotch utilisé lors du recadrage, traces de lumières (le flash qui réinjecte de la lumière lorsqu’on reprend en photo une photographie), tâches de peinture, d'eau, 'accidents' à l'atelier, pliures, qui adviennent sur les images imprimées... Cela tend à éloigner mes sujets, et crée une tension, dans cet écart entre le sujet et le regardeur.
Mireille Blanc, Oeufs, 2023, 20 x 15 cm
Des objets ou des scènes ordinaires transforment dans vos peintures. Comme d’Andy Warhol apportait toute une nouvelle approche aux objets ordinaires vous aussi vous dévoilez la magie des scènes de tous les jours tout en les rendant complexes et intriguant… Comment choisissez-vous les sujets ou les images que vous décidez de transformer en peinture ? Y a-t-il une histoire personnelle derrière certaines de vos œuvres?
Les sujets s'imposent à moi – ce sont toujours des rencontres dues au hasard. Il y a une grande part d'intuition dans le choix des sujets. Et il faut qu'il y ait nécessité à peindre une image. Ma peinture tend vers une certaine forme d'abstraction – j'aime parler de 'figuration contrariée'. Les sujets restent incertains, peinent parfois à émerger – quand, dans d'autres peintures, ils sont immédiatement identifiables (c'est alors leur aspect improbable qui m'intéresse... le fait que quelque chose échappe).
Il y a souvent des histoires personnelles derrière mes peintures, puisque beaucoup d'objets viennent de mon environnement direct, mais je trouve intéressant qu'elles ne soient pas forcément dites, pour que les toiles restent « ouvertes » aux regardeurs, pour que chacun puisse y trouver des échos à sa propre vie, ses souvenirs.
Mireille Blanc, Sweat, 2023; Iris, 2023, 40 x 28 cm; Yet, 2023, 160 x 125 cm; Studio, 2022, 60 x 48 cm; Refrain, 2023, 20 x 15 cm; Figurine, 2023, 200 x 150 cm
Vos peintures ont souvent une forte résonance émotionnelle et elles peuvent évoquer des souvenirs personnels chez le spectateur, ce qui crée une connexion intime et puissante avec son public. Comment différentes expositions de lieu influencent votre travail et spécialement Istanbul?
Je trouve intéressant de décontextualiser mon travail, de le confronter à d'autres regards, de voir quelle sera sa réception dans d'autres lieux, d'autres contextes (que la France, et Paris où je travaille). Istanbul est une ville pleine de contrastes, inspirante - dans laquelle je suis venue à plusieurs reprises – avec son mélange de tradition et de modernité. J'ai été particulièrement touchée par l'atmosphère de la ville, cette ambiance vivante et vibrante qui s'en dégage. Tout cela nourrit et imprègne ma peinture.
Mireille Blanc, Planche 2 - A.W, 50 x 40, 2018
Aby Warburg joue un rôle central dans votre exposition, en dialogue avec l'œuvre d’AW et son Atlas Mnémosyne. Comment la méthodologie d'Aby Warburg et son concept d'iconologie de l'intervalle influencent-ils votre processus créatif et la manière dont vous percevez la relation entre peinture et photographie?
Quand j'ai découvert l'Atlas Mnémosyne, et l'ampleur de la recherche d'Aby Warburg, j'ai été fascinée. Aby Warburg, par l'études des images, de leurs analogies, échos et correspondances, a tenté de penser une histoire des gestes, de la persistance des mouvements humains. Les époques, les styles et les formes s'entrechoquent sur les planches de l'Atlas, constellations d'images, et dessinent de nouveaux rapports, de nouvelles lignes de connaissance, improbables et évidentes. Tout un travail de la mémoire des images se trouve ainsi exposé.
J'aime penser ma peinture en termes d'indices, de constellations, de résurgences de motifs, de sujets qui reviennent, sans hiérarchie, comme l'a fait Aby Warburg. Dans ma peinture, je travaille contre l'idée d'UN sujet – pas par série non plus. Mais il y a des récurrences, dont je me rends compte à posteriori. Je pense par ailleurs qu'en tant qu'artiste on tourne toute sa vie autour d'une même idée... Planche 2 – A.W., peinture d'après la planche d'Aby Warburg, qui ouvre et referme l’exposition, est programmatique des liens, des connections, des rebonds formels entre les peintures présentes dans l'exposition.
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